Notice

En 1938, un projet de création d’une école technique au Cambodge est présenté au gouverneur général de l’Indochine (GGI). Il s’agit de répondre aux difficultés de l’époque : un manque d’intérêt des Cambodgiens pour l’enseignement français et une difficulté à les encourager aux études, d’autant plus grande qu’elles sont éloignées.

Les deux documents qui suivent sont extraits du fonds de la résidence supérieure au Cambodge, cote RSC 657, conservé aux Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM).

Brouillon d’une lettre n°5307s du 5 août 1938 du chef local du service de l’enseignement au Cambodge à l’inspecteur des affaires administratives au Cambodge, RSC 657

En réponse à votre lettre n°149 IAP du 27 juillet 1938, j’ai l’honneur de vous faire connaître que je suis d’accord avec vous sur la nécessité d’inciter la jeunesse cambodgienne à entreprendre des études médicales. Le but du lycée Sisowath n’est pas simplement de créer des diplômés et des bacheliers ; mais surtout de conduire les meilleurs d’entre ses élèves jusqu’aux écoles supérieures, de manière à constituer cette élite cambodgienne qui pourra collaborer efficacement avec le Gouvernement français. Or aujourd’hui l’Université de Hanoi ne compte que deux élèves provenant du lycée Sisowath : l’un, Annamite, est étudiant en médecine, l’autre Cambodgien, ou plutôt sino-cambodgien, est entré à l’école de Droit, malgré les conseils de M. le Résident Supérieur Thibaudeau qui aurait désiré lui voir choisir la carrière médicale (l’étudiant cambodgien a échoué à l’examen de 1ère année, tandis que l’annamite a réussi au PCB). On espérait pourtant, en ouvrant le lycée, qu’au bout de cinq ans d’existence il pourrait fournir un nombre autrement important d’étudiants !

L’auteur de l’article que vous avez bien voulu me communiquer, constatant le mal, y cherche un remède : ce remède il le trouve dans l’agrandissement du lycée.

Cet agrandissement, que d’ailleurs j’ai demandé moi-même, et que M. le Résident supérieur a prévu pour l’exercice prochaine nous donnera pas un étudiant de plus, si l’esprit de nos élèves cambodgiens ne change pas. Nos élèves, en effet, n’ont nullement le goût des études supérieures, ni même, il faut bien le reconnaitre, de l’étude tout court. Dès qu’ils ont conquis un diplôme qui leur permette d’obtenir une place, ils abandonnent – sans regrets – livres et cahiers et entrent dans l’administration à un salaire médiocre – alors que quelques années de travail de plus les auraient conduits à une situation beaucoup plus avantageuse. Quand toutes les places médiocres sont occupées, que le diplôme ne suffira plus pour obtenir une situation, ils seront bien obligés de viser plus haut. En attendant le nombre de bacheliers reste stationnaire parce que les diplômés trouvent aisément à se casser.

Nos classes secondaires sont loin d’être trop étroites. Chacune d’elles peut contenir une quarantaine d’élèves. Or leur effectif atteint rarement la quinzaine.

La solution que vous envisagez me parait la seule possible : il faudrait distinguer quelques élèves intelligents et sérieux, leur octroyer une bourse spéciale (plus élevée que les bourses ordinaires), exiger d’eux l’engagement, écrit, de poursuivre leurs études à l’Université de Hanoi sous peine de rembourser à l’Administration les frais qu’ils lui auront coûtés.

Il faut s’attendre à ce que bon nombre de ces boursiers, invoquant des raisons plus ou moins légitimes (état de santé, moyens intellectuels limités, et surtout situation de fortune de leurs parents) demandent à renoncer à leurs bourses dès qu’ils auront obtenu leur baccalauréat ou même leur diplôme. Il sera donc nécessaire de subordonner l’octroi de la bourse à une enquête sérieuse qui portera sur les trois points suivants : capacités physiques – capacités intellectuelles – situation de famille. Dès la fin de la première année d’études primaires supérieures (plus tôt serait trop tôt) on demanderait aux professeurs qu’ils signalent leurs meilleurs élèves : on les soumettrait à un sérieux examen médical – et l’administration se renseignerait sur la situation des parents.

Toutes ces précautions n’empêcheront point un certain nombre de boursiers de s’échapper du filet dans lequel on voudrait dans leur propre intérêt les retenir. Cependant, si l’administration – après s’être sérieusement informée de la valeur des raisons invoquées – refusait de donner une place à un jeune homme qui romprait le contrat, ou si après lui avoir donné la place demandée elle exigeait – par l’imposition d’une retenue sur la solde – le remboursement des frais d’études – on pourrait arriver à un résultat suffisant. Mais il est regrettable qu’on soit obligé d’user de moyens quasi-coercitifs pour constituer les cadres dont ce peuple a besoin et pour donner, à la jeunesse de ce pays des situations qui lui rapporteront honneurs et profits.

Brouillon d’une lettre du 7 octobre 1938 au GGI au sujet de la création de l’École technique cambodgienne, 6p., RSC 657

Monsieur le Gouverneur général de l’Indochine (direction du personnel) à Hanoi,

En raison de l’intérêt que présenterait pour l’économie cambodgienne une solution rapide et complète de la question, je crois devoir attirer à nouveau votre attention d’une part sur les résultats médiocres obtenus en matières forestière par l’emploi au Cambodge d’agents tonkinois ou annamites ; de l’autre sur le meilleur rendement en la même matière des fonctionnaires de race cambodgienne. Comme conclusion de cette constatation je me permets d’insister auprès de vous et de la façon la plus instante pour que soit réservée une suite favorable au projet de création d’un cadre d’agents techniques des Forêts intégrés dans l’Administration Cambodgienne – projet qui vous a été adressé sous n°1252-F du 10 mai dernier.

Bien que votre arrêté du 15 août dernier ait créé à Hanoi une école spéciale d’agriculture et de sylviculture, la création d’un corps local d’agents techniques des forêts, dépendant administrativement du Ministre cambodgien de l’Agriculture et techniquement du Chef local du Service forestier ne sera pas une mesure superfétatoire pour les raisons suivantes.

Les Cambodgiens n’ont pas encore, à ce jour, manifesté pour l’étude un goût particulièrement vif, et les titulaires du brevet de capacité correspondant au baccalauréat métropolitain, du baccalauréat métropolitain, du brevet de capacité de l’Enseignement secondaire franco-indigène, du brevet supérieur sont chaque année assez peu nombreux. Il en est de même des jeunes gens capables de concourir, avec chances de succès, avec leurs camarades annamites dans les conditions prévues à l’article 6 et 3.

Pendant longtemps encore ce nombre sera restreint les jeunes Cambodgiens montrant peu d’empressement à poursuivre à Hanoi des études longues et onéreuses leur donnant en définitive droit à des soldes égales à celles qu’ils obtiennent sur place après un temps de service comme Kromokars égal à la durée de leur scolarité.

D’un côté rétribution dans le cadre et le pays cambodgiens, de l’autre (même avec bourse d’entretien) séjour loin du Cambodge et effort intellectuel soutenu pour un résultat incertain, le candidat n’hésite pas, il choisit la première voie.

Le Cambodge ne peut donc escompter, au mieux, que les 3 places à lui réservées par le dernier […] de l’article 6.

Le seul service local des forêts a l’emploi immédiat d’une douzaine d’agents techniques. En supposant que les 3 places ci-dessus visées soient affectées à des forestiers, ces places ne seraient occupées que dans 7 ans à condition que d’ici là aucune nouvelle vacance ne se soit produite. Le chiffre de 3 places ne serait donc, en l’état actuel des cadres, manifestement pas suffisants, et ne le deviendra qu’une fois les vacances comblées.

[…]

En supposant même que 3 candidatures de forestiers soient suscitées et agréées, leurs titulaires ne posséderaient qu’une culture générale peu étendue […], ils se trouveront à Hanoi, placé de plano, au milieu d’éléments beaucoup plus cultivés et d’esprit plus porté vers les abstractions scientifiques. Je les crains mal préparés à retirer un profit substantiel des cours du PCB qui leur seront professés dès leur entrée à l’école, au titre de la culture générale comme de l’instruction spécialisée des années suivantes, qui présuppose obligatoirement une culture générale, puisqu’elle n’en est que le complément.

Au contraire, une École Technique Cambodgienne, fonctionnant à Phnom-Penh, susciterait incontestablement un nombre plus élevé de candidatures et permettrait par suite d’opérer une meilleure sélection, et de trouver à la base, des candidats ayant une culture générale plus poussée leur permettant de suivre avec fruit l’instruction technique subséquente, puis de remplir avec succès auprès de leurs compatriotes cette œuvre primordiale de longue haleine où les affinités ethniques et la persuasion ont autant d’importance que la technicité.

Elle pourrait en outre être organisée, au point de vue programme des études, de telle façon que des élèves puissent parfaitement profiter d’un enseignement qui les amènerait, par degrés, à la somme de connaissances nécessaires.

Cet enseignement, d’autre part, insisterait sur certains points que l’École spéciale d’agriculture a pu négliger, du fait qu’elle s’adressait à des jeunes gens d’un niveau de connaissances déjà élevé : mathématiques (les cours professés à l’Université pour les candidats au PCB ne sont vraisemblablement pas assez poussés pour de futurs forestiers) – moteurs à explosion avec application aux gazogènes – routes, ponts et bâtiment qui sont couramment utilisés dans la gestion forestière.

Enfin, les applications de la sylviculture, de botanique, de la technologie et de la gestion forestière auraient lieu non pas en troisième année, avec un personnel enseignant nouveau et dans des centres (Institut des recherches, Offices du Riz, Section d’enseignement de la Mutualité et de la coopération agricoles) mais seraient intimement mêlées aux études, réparties sur tout le cycle scolaire, dirigées par le personnel même de l’École technique, et elles auraient pour théâtre les lieux même ou les futurs agents seraient appelés à exercer.

La conclusion générale qui me paraît résulter de tous ces développements est que le Cambodge peut seulement espérer recevoir de l’École spéciale d’agriculture des fonctionnaires très instruits et très cultivés – en nombre restreint, eu égard à ses besoins – de race annamite et tonkinoise, et l’expérience a prouvé leur médiocre rendement en ce pays, quelle que soit leur valeur professionnelle.

Seuls, en effet, les Cambodgiens peuvent aux points de vue agricole, forestier et vétérinaire, exercer une action utile sur une population auprès de laquelle la seule méthode possible et efficace est faite de patience, de persuasion et de compréhension réciproque rendues plus aisées par la similitude de race. Les agents techniques annamites aussi dévoués et capables soient-ils n’obtiennent que de maigres résultats qui à la longue découragent car ils constatent leur échec dans toute œuvre de vulgarisation et ne peuvent être pleinement utilisés que dans les centralisations. […]

M. le directeur des affaires économiques et l’inspecteur général de l’agriculture, de l’élevage et des forêts avaient reconnu toute la valeur de ces arguments au cours d’une conférence avec le Résident supérieur titulaire. Et c’est non seulement avec leur accord, mais sur leurs suggestions qu’a été envisagée la création d’un cadre d’agents techniques cambodgiens des forêts, qui serait intégré dans l’Administration cambodgienne.

Je vous serais obligé de vouloir bien me faire connaître si et dans quelle mesure, avec telles modifications que vous voudrez bien me suggérer vous semble réalisable mon projet d’organisation d’une école technique des forêts purement cambodgienne – ou si le principe même en doit être abandonné.

Cette école, comme les fonctionnaires qu’elle formera, étant rattachée à l’Administration cambodgienne, les frais résultant de son fonctionnement seront intégralement supportés par le Budget local.