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Au printemps 1944, une enseignante d’anglais au Tam-Dao (station climatique, prisée par la population française) fait chanter « God Save the King » pendant sa classe.
Certains élèves refusent de chanter et des parents s’émeuvent de l’exercice. Une telle célébration de l’Angleterre, ennemie de la France occupée et vichyste, ne peut être acceptée librement.
L’affaire remonte au gouverneur général de l’Indochine et l’enseignante n’échappent à une mutation dans un autre pays de l’Union que de justesse.
Les documents relatifs à l’incident sont conservés au fonds de la Résidence supérieure du Tonkin nouveau fonds, RSTNF 6637, aux Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM).
J’ai l’honneur de vous rendre compte d’un incident qui s’est produit le mercredi 31 mai dans la classe de 3e A-B sous la direction de Mme Ponnau.
Ce professeur s’appuyant sur l’article du programme qui porte : « Institutions et activités les plus représentatives – vie religieuse – sentiment national » a proposé à ses élèves l’étude du God save the king. Il a fait chanter la classe. Un certain nombre d’élève n’ont pas ouvert la bouche. Le professeur n’a pas insisté. A la sortie, il y a eu discussion entre élèves : une jeune fille qui s’était abstenue a été traitée de « boche ». Il n’y a eu d’ailleurs ni éclat, ni désordre et l’incident se serait apaisé sur le champ, de lui-même, s’il n’avait été repris par certaines mères de famille. L’une d’elles est venue ce matin même me le dénoncer et m’apporter sa protestation.
Madame Ponnau, invitée à donner sa version de l’incident, l’a confirmé sans aucune réticence. Elle explique que ses élèves de 3e A-B ont appris un certain nombre de chants anglais ; lorsque l’hymne national s’est présenté, dans le livre, à sa place dans la suite des lectures, elle l’a fait expliquer et apprendre comme les chants qui l’avaient précédé. Elle ne fait pas de difficulté à reconnaitre qu’elle a commis une erreur et qu’avec un peu de réflexion elle aurait prévu ce qui devait arriver.
Mme Ponnau n’appartenait pas au Lycée avant la dispersion ; mère de trois enfants, dans l’attente prochaine d’un quatrième, elle vit retirée avec beaucoup de discrétion ; aucune manifestation verbale ne m’a permis de connaître sa pensée secrète – si elle en a une – sur les évènements. C’est-à-dire qu’en choisissant cet exercice, elle n’a ni cédé au désir de manifester son opinion personnelle, ni de faire acte de propagande. Il s’agit avant tout d’un cas d’étourderie et de presque déformation professionnelle, enseignant l’Anglais et l’Angleterre tout au long de l’année, trop familière avec tout ce qui est anglais, elle n’a pas spontanément prévu combien certains enfants et certaines familles dont les proches vivent sous la menace et peut être ont déjà souffert des bombardements anglo-saxons pourraient être froissés par l’exécution insolite de ce chant national.
Madame Ponnau a commis une « gaffe » ; elle le reconnait. Je crois que les observations que je lui ai adressées, qu’elle a reçues dans l’attitude qui convenait et dont elle a promis de faire son profit, règlent l’incident. Je surveillerai d’ailleurs d’assez près son enseignement pour m’assurer que tel est bien son état d’esprit et que dans ses rapports avec ses élèves, il ne se glisse rien de tendancieux ni de contraire à l’attitude récemment prescrite par le chef de l’Union indochinoise.
Décision
Le Résident supérieur au Tonkin
Vu les décrets du 20 octobre 1911 ;
Vu le décret du 16 mars 1943 ;
Vu le décret du 21 janvier 1940 prévoyant les mesures à prendre en Indochine à l’égard des individus dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique ;
Vu l’arrêté du Gouverneur Général du 26 mars 1940 fixant les conditions d’application du décret du 21 janvier 1940,
Décide :
Article Premier. – Mme Ponau née GODBILLE (Marcelle Gabrielle), née le 20 novembre 1906 à Ruelle (Charente) de feu Frédéric et de Lucette Boiceaux, professeur licencié au Tam-Dao, sera éloignée du territoire du Tonkin jusqu’à nouvelle décision de l’autorité compétente.
Article 2. – Le Chef Local des Services de Police au Tonkin est chargé de l’exécution de la présente décision./.
Hanoi, le 22 juin 1944
En réponse à votre lettre n°186-St et comme suite à mon rapport du 5 juin et à mon envoi du 18, j’ai l’honneur de vous apporter quelques précisions supplémentaires sur l’incident provoqué par Mme Ponnau et sur son retentissement.
I.- Circonstances de l’incident – Je confirme les renseignements contenus dans mon premier rapport ; il n’y a pas eu, à proprement parlé d’incident en classe ; le professeur constatant qu’un certain nombre d’élèves, cinq à six, ne participaient pas à l’exercice, a demandé à une fillette la raison de son abstention ; celle-ci a posément déclaré qu’elle ne croyait pas devoir s’associer au chant du God save the king le professeur a sur le champ réalisé son erreur, déclaré qu’il ne fallait pas voir dans l’exécution de ce chant en classe une manifestation politique, que néanmoins elle admettait l’abstention de ceux qui s’en trouveraient choqués ; là-dessus, le signal de la sortie ayant été donné de l’extérieur, Mme Ponnau a congédié ses élèves.
Mais pendant la dispersion, après la sortie, un élève a traité la fillette interrogée par le professeur de « boche » ; la mère, Madame Giva Udan, en a été justement choquée et c’est ce mot plus que l’incident lui-même qui l’a déterminée à venir me signaler l’erreur de Mme Ponnau en insistant avec justesse sur l’état d’esprit qu’elle pouvait déterminer parmi les élèves.
Madame Huart et M. Guillot, venus séparément, un peu plus tard, ont parlé avec la même modération et la même simplicité pour s’étonner que le professeur prit une pareille initiative après la trop longue série de bombardements meurtriers de nos villes françaises et au moment où éclataient les premiers coups de canons du débarquement annonciateurs de plus grandes misères encore. Il n’y avait pas à ergoter autour de cette protestation justifiée et je ne l’ai pas fait ; j’en ai pris acte, déclaré que je continuerais l’enquête, dont ils m’apportaient les premiers éléments, auprès du professeur, qu’à priori l’affaire m’apparaissait assez grave pour être soumise à votre appréciation ce qui fut fait le lendemain et qu’enfin il serait coupé court à des initiatives aux inopportunes.
II.- Caractère de l’incident – Ma conviction déjà exprimée qu’il n’y avait aucune intention politique dans le choix de cet exercice, s’est étayée des remarques suivantes :
Mme Ponnau, au collège de jeunes filles françaises de Hanoi, où elle se trouvait en service avant d’être nommée au centre de Tamdao, a régulièrement proposé le même exercice à ses élèves sans provoquer la moindre émotion. Elle s’est crue autorisée par ce précédent ou, pour être plus exact, disions que pour une classe du Tamdao parallèle à sa classe du collège de jeunes filles, elle a utilisé tout simplement sa préparation de cours antérieurs. Cette sorte d’automatisme professionnel lui a fait oublier deux choses : l’aigreur des esprits accrue par des souffrances imméritées et subies dans l’impuissance, la tonalité spéciale du milieu que constituent, par rapport aux familles qui envoient leurs enfants au collège de jeunes filles, les parents d’élèves du lycée et la station du Tamdao où domine un élément féminin ravagé par les commérages, par la vanité et par l’oisivité. Mme Ponnau a pêché avant tout par erreur d’appréciation ou plutôt par défaut d’appréciation.
A remarquer aussi que l’émotion soulevée par l’incident tient pour une grande part, à la date à laquelle il s’est produit, le 31 mai. Il a été facile de présenter – et certain personnage pour coupable que Mme Ponnau n’y a pas manqué – l’exécution scolaire du God save the king, comme le Te Deum du « Gaullisme » triomphant sur les côtes normandes. Or de la déclaration du professeur, corroborée par celle des élèves il résulte que la préparation de l’exercice avait été indiquée, selon la règle, une semaine avant l’exécution et se trouve sans rapport avec des évènements dont la proximité n’était pas prévue et dont la probabilité n’était même pas tout à fait admise.
Enfin, il faut avoir vu cette mère de trois enfants, au septième mois d’une quatrième grossesse, gravir avec lenteur la cascade d’escalier de la mission, s’arrêtant longuement à tous les paliers pour reprendre haleine et pour attendre l’apaisement de ses artères, il faut avoir vu cela aux grosses chaleurs de juin pour comprendre, ce qu’évidemment vous ne pouviez comprendre de loin, qu’une femme dans cet état n’est pas, ne peut pas être tracassée par la tentation de manifester des convictions politiques.
Je le déclare et le confirme donc en toute sincérité et, comme vous voulez bien m’en avertir sous ma responsabilité, Mme Ponnau a commis une erreur, une « gaffe » aussi inopportune, aussi choquante, aussi lourde, aussi exaspérante qu’on voudra, mais elle n’a certainement pas essayé de manifester ses sentiments et moins encore de fronder les instructions récemment données par le Chef de l’Union indochinoise.
III.- Retentissement de l’incident – Vous me demandez quel est au Tamdao, le retentissement de l’affaire. Pour le mesurer sainement il faut d’abord constater que la station constitue un milieu très spécial ; les hommes y sont rares, c’est « l’assemblée des femmes » en perpétuelle séance, elles y vivent très rapprochées et à l’hôtel, entassées, dans l’oisiveté et dans l’ennui avec des sympathies et des antipathies affirmées et entretenues par d’éternels commérages. L’affaire « Ponnau » car c’est le terme qu’on emploie a d’abord été une aubaine pour la médisance neutralisée par la monotonie des mêmes histoires. Mais ce serait bien mal juger de la réaction des gens sérieux d’après les remous de cette société si particulière d’ « importantes » ; il faut analyser la situation avec plus de méthode.
Quel a été d’abord l’effet de l’incident sur les élèves ? A peu près nul, parce qu’ils n’ont pas eu la sensation d’un incident ; il est resté ignoré dans beaucoup de classes ; il y a beau temps qu’on n’en parle plus dans celles qui l’ont connu. En résumé : pas de vague d’approbation, pas de vague de réprobation, nul conflit de sentiments et en conséquence pas d’incident secondaire que l’incident principal dans un milieu scolaire remué et passionné n’aurait pas manqué de susciter.
Les professeur dans leur quasi-totalité regrettent et condamnent l’étourderie de leur collègue ; ils comprennent combien de tels incidents déformés, amplifiés, dénaturés par une sotte malveillance risquent de gêner cette politique de prudence et de sang-froid, de véritable salut public que le Chef de l’Union s’efforce de faire prévaloir. Un seul fait exception. M. Cazes qui a pris position sans nécessité, et par des bavardages tendancieux s’efforce, d’ailleurs sans y réussir, d’entretenir l’aigreur des familles et l’affaire dans sa virulence.
Les familles plaignantes, celles qui sont le plus engagées dans l’incident, manifestent la plus grande surprise au retentissement inattendu de cet épisode de la vie scolaire et la plus grande émotion devant la révélation des sanctions graves encourues par Mme Ponnau, à la suite de leur démarche. J’ai eu l’occasion de rencontrer Mme Givaudan venue spontanément dans mon cabinet et M. Guillot par accident. Celui-ci s’offre à témoigner qu’après avoir été reçu et écouté, il était en plein accord avec moi sur la portée de l’incident et la manière de le régler ; Mme Givaudan va plus loin : elle prendrait l’initiative d’une démarche en faveur du fonctionnaire mis en cause. Je l’en ai vivement dissuadée en affirmant qu’une pareille démarche était de correction discutable et d’utilité nulle puisque tout de le dosser de l’affaire doit être soumis à la haute appréciation du chef de l’Union qui ne décidera pas sans avoir été au préalable complètement éclaire.
En somme, au Tamdao, et malgré la résonnance spéciale du milieu, le retentissement a été médiocre ; « l’affaire PONNAU » n’a été qu’une de ces questions dont s’alimente la conversation de gens oisifs ; c’est surtout à Hanoi loin du contrôle des témoins et des juges susceptibles d’appréciation que l’incident semble avoir été discuté et exagéré, comme d’ailleurs les événements les plus futiles qui surviennent ici. Je dois toutefois vous signaler, que sur vos instructions, les cours de Mme Ponnau ont été suspendue hier soir et que cette nouvelle provoque une vive émotion, parmi les élèves cette fois et parmi les familles qui apprécient unanimement et sans restriction la valeur et la conscience professionnelle du professeur.
L’intendant de police m’a fait connaître, par Note n°2016-SS du 6 juillet 1944, que vous autorisiez « Mme Ponnau à demeurer chez elle à Hanoi jusqu’à ce qu’elle soit en état de partir pour le sud ». Mme Ponnau a obtenu, par arrêté du 20 septembre 1944, un congé de maternité de deux mois, qui prendra fin le 16 novembre 1944. Il convient de se préoccuper, dès à présent de l’affectation qui devra lui être donnée à l’expiration de son congé.
D’après vos instructions premières, cette dame-professeur devait être affectée, soit au Cambodge, soit au Laos (cf vos télégrammes n°s 4559-SPA et 4620-SPA des 22 et 24 juin 1944). L’affectation au Laos est impossible, ce pays n’ayant pas de professeur d’anglais. L’affectation au Cambodge soulèverait les plus sérieuses difficultés ; le Cambodge ne dispose, en effet, que d’un seul professeur d’anglais marié à un professeur de lettres chargé de la ère chaire au Lycée Sisowath, dont le remplacement, en cours d’année scolaire offrirait de graves inconvénients pour les études jeunes gens qui préparent le baccalauréat.
C’est pourquoi, je me crois autorisé à attirer votre bienveillante attention sur le cas de ce fonctionnaire.
Mme PONNAU est mère de quatre enfants en bas âge. Son déplacement au Cambodge, à une époque où les communications sont aléatoires, et les voyages longs et fatigants, ne serait pas sans danger pour elle-même et pour ses enfants, notamment pour le nouveau-né.
D’autre part, la faute commise par Mme Ponnau a déjà été sanctionnée par votre arrêté du 7 juillet 1944, qui lui a infligé la peine du déplacement par mesure disciplinaire. Cette sanction a été effectivement suivie d’effet, puisque Mme Ponnau a dû quitter le Tamdao dès la notification de cet arrêté.
Enfin, je me permets de vous signaler, en faveur de Mme Ponnau, que la légion s’est portée garante des sentiments de cette dame-professeur.
Je vous demande, dans ces conditions, de ne pas muter Mme Ponnau dans le sud, mais de la mettre à la disposition de M. le résident supérieur au Tonkin, qui a son utilisation au centre d’enseignement de Hadong.
A l’appui de ma proposition, j’ajouterai que la mutation de l’intéressée dans le sud constituerait une aggravation de peine, dont il est permis de penser, même sans tenir compte de l’évolution de la situation politique générale, qu’elle outrepasserait la gravité de la faute commise. L’émotion artificielle créée par l’incident du Tamdao, émotion envenimée et outrancièrement grossie par certaines personnes, se trouve aujourd’hui calmée.
Je vous serais très obligé de bien vouloir me faire connaître, le plus tôt qu’il vous sera possible, votre décision relative à la nouvelle affectation qui doit être donnée à Mme Ponnau.
Dans une note confidentielle n°2368 du 9 novembre 1944 (RSTNF 6637) le gouverneur Général de l’Indochine approuvera la mutation de Mme Ponnau au centre d’enseignement de Hadong.