Notice

Au printemps 1944, un enseignant de français donne à ses élèves de première une dissertation sur le thème du bombardement de Paris. Il s’agit de décrire la réaction d’un jeune français assistant à la cérémonie d’hommage en présence de Pétain.

La copie d’un élève, après avoir décrit l’horreur du bombardement, critique la politique française. L’enseignant réagit fortement et l’incident remonte au gouvernement général de l’Indochine.

Les documents relatifs à l’incident sont extraits du fonds de la résidence supérieur au Tonkin nouveau fonds, RSTNF 6639, conservé aux Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM).

Copie d’une lettre du 22 mai 1944 de M. Delmas au proviseur du lycée A. Sarraut, RSTNF 6639

Monsieur le proviseur,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que mon fils Claude, élève de 1ère C, m’a rendu compte, au cours du séjour que je viens de faire au Tam-Dao, des circonstances qui lui ont valu un zéro à la composition de rédaction du 3ème trimestre.

J’ai toujours considéré comme un principe essentiel de l’éducation que, dans les éventuels discordes scolaires entre maitres et élèves, ces derniers doivent être tenus à priori exclusivement pour fautifs.

Le maitre n’est-il pas, en classe, le continuateur et le remplaçant du père de famille ?

Toutefois, au cas actuel, la responsabilité de l’incident ne saurait être jugée unilatérale.

La note de zéro qui doit figurer au livret scolaire et qui risque ainsi, à la veille du Baccalauréat, d’avoir des conséquences désastreuses pour mon fils, n’a pas été attribuée en raison des défauts de style – Claude a été classé cinquième à la composition du 2ème trimestre, mais en raison des idées émises jugées subversives par le professeur Cazes.

Le sujet donné était le suivant :

Ces jours derniers, le Maréchal Pétain se rendait à Paris pour assister à la cérémonie funèbre en l’honneur des 1350 victimes innocentes d’une barbarie monstrueuse et d’une sauvagerie sans précédent. Vous décrivez l’état d’âme d’un jeune français qui assiste à cette scène et vous montrez sa réaction face à de pareilles horreurs.

Dans une lettre à un ami supposé, mon fils, après avoir souligné la tristesse de ces cérémonies, a cru devoir rappeler l’entrée des troupes allemandes à Paris ; il a décrit le martyre de la France occupée et émis, à propos du gouvernement, des considérations que son âge, son inexpérience, son ignorance politique ne l’autorisaient nullement à formuler. Le devoir se terminait par des réflexions patriotiques sur le rôle exclusif des Français et de la Jeunesse française dans le relèvement de la Nation.

J’ai vivement critiqué les remarques relatives au gouvernement, bien que je ne connaissance pas avec précision les termes même qui lui sont reprochés.

Ces faits exposés, me sera-t-il permis de m’étonner que M. CAZES dans les circonstances présentés et malgré les appels réitérés à l’Union des Français, émis par le Maréchal, par l’Amiral, par la Légion et par la Presse, ait proposé un tel sujet à de jeunes élèves pleins d’inexpérience et de patriotisme.

C’est un fait bien connu que ce professeur s’écarte souvent pendant ses cours, de la sereine objectivité qu’il devrait observer et j’estime que c’est cette circonstance qui a amené mon fils, assez malicieux de son naturel, à profiter d’un sujet de rédaction peu opportun pour répondre par une mystification à une mont-joie de discours édifiants et fastidieux.

M. CAZES, ancien franc-maçon, qui du haut de sa chaire s’est permis naguère contre ses anciens co-associés des critique, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles étaient déplacées dans sa bouche et dans sa classe a-t-il songé qu’il pouvait, ce faisant, blesser gravement de jeunes consciences et notamment celle d’un garçon ignorant tout de la franc-maçonnerie, sinon que son père a eu à souffrir de son ancienne appartenance à cette société ?

J’ajoute que parmi mes connaissances nul n’a ignoré cette appartenance et que j’aurais considéré comme absolument déshonorant le fait de la nier au prix d’un faux serment, ainsi que le fit M. CAZES, comme chacun sait.

Je ne voudrais pas me faire l’écho d’une calomnie, mais le bruit a couru avec persistance dans le Tam-Dao que M. CAZES aurait par deux fois et publiquement porté des toasts au Chancelier Hitler. Vrais ou fausse cette information [en] tous cas vraisemblable a circulé, indignant bien des gens.

Ainsi, lors de tout changement politiques profond, des néophytes zélés et maladroits se singularisent par des surenchères qu’ils jugent idoine à faire oublier leur passé fâcheux et à assurer l’avenir dussent-ils sacrifier un enfant à ces vilénies qui, le plus souvent, passent leur objet et se retournent contre le provocateur.

N’eut-il pas été plus digne et plus conformer à cette union des Français si fortement et si justement préconisée aujourd’hui, que M. CAZES, ayant pris mon fils à part, lui montrât ses torts, au lieu de se répandre en reproches véhéments en présence de 45 élèves, ce qui risque de donner à cet incident une publicité susceptible de s’étendre hors du Lycée, tout en blessant profondément un enfant sincère et loyal ?

Celui-ci a d’ailleurs parfaitement compris mes reproches : Il m’a spontanément déclaré qu’il était disposé à remettre entre vos mains, Monsieur le Proviseur, une rétractation écrite de ses phrases malheureuses sur le Gouvernement de la France.

Mais il est encore à l’encontre de M. CAZES, de son manque de psychologie, un reproche particulièrement grave. En rendant compte du devoir incriminé, il a traité mon fils de dissident et lui a notamment déclaré : votre place n’est pas ici ; si vous n’étiez pas le dernier des lâches, vous seriez de l’autre côté de la frontière.

Monsieur le Proviseur, j’en appelle avec angoisse à votre grande expérience des jeunes consciences commises à votre sauvegarde. J’en appelle aussi à vos sentiments paternels. Vous qui connaissez mieux que quiconque les réactions de ces adolescents ombrageux et fiers, ne craignez-vous pas qu’un tel reproche lancé devant des condisciples, ne soit de nature à provoquer une fatale tentative qui me ferait mon désespoir ?

Cette crainte m’obsède. J’ai tenu à vous en faire part ainsi que de mon indignation devant l’attitude de ce professeur, que rien, dans son passé lointain ou récent, ne qualifie pour se faire le champion de la Révolution Nationale ou du Chef Vénéré, envers qui chacun de nous et mon fils en particulier est animé du respect le plus profond.

J’espère, Monsieur le Proviseur, que ma lettre mettra fin à un minime incident dû à l’espièglerie d’un enfant et au manque de tact d’un professeur, incident dont on n’a que trop parlé au Tamdao.

Je souhaiterais vivement que la composition de mon fils fût soumise à l’examen de deux professeurs de lettres autres que M. CAZES et que, jugée selon ses seuls démérites littéraires elle soit reclassée parmi les copies, pour faire disparaitre du Livret scolaire la fâcheuse note de zéro. Dans le cas où cette solution serait incompatible avec les règlements, ne pourrait-on inscrire sur le livret une note explicative ?

J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien agréer, Monsieur le Proviseur, l’expression de mon respectueux dévouement.

Copie d’une lettre du 30 mai 1944 du proviseur du lycée A. Sarraut au directeur de l’instruction publique en Indochine, RST 6639

J’ai l’honneur de vous adresser le compte-rendu d’un incident survenu dans la classe de la 1ère AC, à l’occasion de la composition de français du 3ème trimestre.

Le mercredi 3 mai, M. CAZES proposait à ses élèves le sujet suivant :

« Ces jours derniers, le Maréchal Pétain se rendait à Paris pour assister à la cérémonie funèbre en l’honneur des 530 victimes d’une barbarie monstrueuse et d’une sauvagerie sans précédent. Vous décrivez l’état d’âme d’un jeune Français qui a assisté à cette scène et vous montrerez sa réaction en face de pareilles horreurs ».

L’élève Delmas a construit son développement sur le thème que voici : « le bombardement de Paris est le couronnement de tous les maux qui se sont abattus sur la France écrasée : l’invasion, l’occupation, la disette, les contributions épuisantes, la déportation des jeunes, la perte des colonies, la co-existence de deux gouvernements qui se partagent les cœurs, l’un factice, parodie de gouvernement qui n’est là que pour exécuter les ordres du vainqueur, l’autre, loin de la France, dont l’action est paralysée par des exigences économiques ».

Il a terminé en indiquant qu’il faut supporter notre malheur avec courage et dignité, que la France « pays de l’antique espérance » ne doit pas se laisser abattre et qu’il appartiendra aux jeunes de rebâtir la France de demain non en comptant sur une aide extérieure mais par la lutte et par le travail.

Thème orthodoxe, idées communes à tous les bons français n’était la phrase sur les deux gouvernements qui a provoqué la surprise de l’indignation du professeur, indignation qui s’est « révélée sur un mode très vif », M. CAZES a demandé une rétraction écrite ; l’élève a répondu qu’il réfléchirait ; non seulement il n’a pas saisi le proviseur de l’incident, mais il déclare dans le rapport qui lui a été demandé par la suite que DELMAS « a continué de venir en classe comme devant et que je ne lui ai rien demandé du tout ; pour lui comme pour ses camarades et pour moi-même, il est bien évident que palinodie par insincérité même perdrait toute valeur et c’est pourquoi je n’en ai pas reparlé ».

En fait, j’ai été saisi le 22 mai par une note postale de M. le Résident de France à Vinh-Yên me transmettant une note de M. le chef local des services de police au Tonkin. J’ai invité aussitôt M. Cazes à me fournir un rapport. L’élève DELMAS a été ensuite interrogé – il ne paraissait pas se rendre compte du caractère odieux de la phrase incriminé et n’a fait aucune difficulté à me remettre la rétractation écrite demandée sans conviction par le professeur.

Mais la rétractation n’est pas réparation. L’incident, par l’éclat qui lui avait été donné par le professeur dans sa classe, ne pouvait malgré l’attitude contrite et peinée du coupable, se régler par une simple admonestation ; d’autre part, il y avait quelque difficulté à réunir le conseil de discipline dont M. CAZES est membre et même le doyen ; il s’y serait trouvé juge et partie ; la façon dont il avait non pas soulevé mais conduit l’affaire pouvait même y être défavorablement appréciée par ses collègues. Ces considérations m’ont incliné à prononcer une sanction de mon propre chef et sous ma responsabilité ; l’élève DELMAS a été exclu du Centre d’enseignement jusqu’à la fin de l’année scolaire.

La faute, encore qu’en partie insouciante, est grave ; la punition ne l’est pas en ce qu’elle frappe un élève timide, retiré presque solitaire et qui en raison même de ce tempérament modeste et discipliné n’avait jamais été l’objet d’observations ou de sanctions ; c’est bien mal le connaître que de le représenter comme un propagandiste et comme un meneur. La sanction est grave encore en ce que, privant l’élève de plusieurs semaines de préparation, elle l’expose à un échec probable au baccalauréat ; au fond l’insuccès à l’examen risque de devenir la véritable sanction. J’ai l’honneur de vous demander d’approuver la décision prise.

Le cas de l’élève réglé, je me permets d’attirer votre attention sur les erreurs du professeur véritablement insolites de la part d’un homme qui a atteint la soixantaine.

M. CAZES est à l’origine de l’incident par le mauvais chois du sujet. Ce choix est mauvais au point de vue technique ou pédagogique il convient à une classe de 3ème – où il a été exposé d’ailleurs et mieux posé à propos des bombardements de Hanoi – il ne convient pas pour une classe de 1ère; il a surtout le tort grave de ne pas s’accorder aux instructions de M. le Gouverneur général du 31 mars 1944 : «  la consigne du silence et du calme doit être plus que jamais respectée ». J’avais commenté cette circulaire dans la première réunion du Conseil de discipline dont le répète M. CAZES est le doyen. Les justes conseils qu’elle donne n’ont pu réduire cette faconde intarissable, cette violence des propos, cette entreprise agressive contre l’opinion d’autrui, habituelles à ce professeur et qui fatalement, par un mécanisme psychologique bien connu des éducateurs, par leur excès même, entrainent une réaction violente ou plaisante, en tout cas aux dépens de l’autorité du maître.

Blâmable, M. CAZES l’est encore par la façon dont il a conduit l’affaire. Après avoir donné, devant ses élèves, le plus grand éclat à l’incident, manifesté une violente indignation, exigé une rétractation écrite, il est lamentable qu’il ait, par la suite, continué à recevoir l’élève dans sa classe comme si rien n’était, et que comme il l’écrit avec candeur, il « n’en ait plus reparlé ».

[…]

Je reproche enfin à M. Cazes de ne m’avoir pas saisi de l’incident, c’est après la communication de M. le Résident de Vinh-Yen, et sur la demande qu’il a fourni un rapport où il y a trop de plaidoiries pro-domo. Il a évidemment senti qu’après son violent accès d’indignation et ses exigences péremptoires, sa subite faculté d’oubli n’allait pas sans quelques mots d’explication, il n’en est véritablement qu’une : sa légèreté et sa versatilité ; ni l’âge, ni l’expérience n’ont pu faire de M. CAZES un nommé, disons pour atténuer, un homme sérieux.

Lettre n° 1129d/AP du 31 mai 1944 du gouverneur général de l’Indochine au directeur de l’instruction publique en Indochine, RSTNF 6639

J’ai l’honneur d’attirer votre attention sur l’extrait de la lettre (dont copie vous a été communiquée) adressée du Tam-Dao au médecin commandant Tonnaire par sa fille, et qui fait allusion à un consécutif à un devoir dont le sujet était le suivant : « le dernier bombardement de Paris- impression d’un jeune français ».

Je désire être exactement renseigné sur cette affaire et vous prie, en conséquence, de bien vouloir effectuer le plus tôt possible une enquête discrète, afin de connaître le nom du professeur et de l’élève intéressés et les circonstances précises de ce regrettable incident.

En tout état de cause, et quelle que soit la position prise par le professeur en l’occurrence, le choix d’un tel sujet, si le fait est exact me parait absolument inopportun dans les circonstances actuelles. Les évènements suffisent à mettre la sensibilité des élèves à l’épreuve, sans que les sujets de devoirs viennent y contribuer.

Minute d’une lettre du 9 juin 1944, non signée, au Gouverneur général de l’Indochine, RSTNF 6639

Comme suite à votre lettre n°112-Sd/AP du 31 mai 1944 au sujet d’un incident consécutif à un devoir donné en classe par un professeur sur le sujet suivant : « le dernier bombardement de Paris, impression d’un jeune français », j’ai l’honneur de vous adresser le dossier de cette affaire dont j’avais été par rapport du 30 mai de M. le proviseur du lycée.

Je fais miennes les observations du rapport de M. LOUBET dont j’ai approuvé la décision concernant l’élève DELMAS. Ce jeune élève a été retiré du lycée jusqu’à la fin de l’année scolaire. C’est là une mesure très grave qui touche dans ses études ce jeune élève qui avait jusqu’à présent donné pleine satisfaction. Vous trouverez au dossier la lettre du jeune DELMAS qui met au point son attitude, exprime des regrets et témoigne de ses sentiments profonds.

Il reste que M. CAZES qui, par son titre, son âge, son expérience, devrait montrer, surtout dans les circonstances présentes, un sens psychologique plus averti, a commis une lourde maladresse en donnant un sujet, d’ailleurs complètement hors du programme, contraire à vos instructions sur la nécessité de l’union entre les Français et sur la nécessité non moins impérieuse de faire le silence sur tout ce qui peut les diviser. Je lui en fais l’observation.

M. CAZES a commis une autre faute en ne rendant pas compte immédiatement de l’incident à son chef hiérarchique, le proviseur et en se livrant dans sa classe et au dehors à des considérations véhémentes qui pouvaient qu’envenimer l’affaire. Enfin, s’agissant de M. CAZES en particulier, dont la valeur professionnelle n’est pas ici en cause, je dois vous rappeler que ce professeur a été l’objet d’un blâme avec inscription au dossier pour fausse déclaration en matière de sociétés secrètes. Ce fait n’est pas resté inconnu puisque mention en a été faite au Journal Officiel. Il n’était pas de nature à donner en la circonstance à M. CAZES la pleine autorité morale qu’il se plait à revendiquer.

L’incident est dès maintenant considéré comme clos. J’ai pris à ce sujet l’attache de M. le Résident supérieur au Tonkin qui s’est déclaré d’accord sur la décision prise./.