Notice

En 1953, le journal « L’économie » dresse un panorama de l’éducation coloniale et de ses différentes problématiques.

Le document est conservé aux Archives Nationales d’Outre-Mer dans les fonds de l’Algérie, à la cote 81 F 1705.

 « L’enseignement dans l’outre-mer Français », in L’Économie, journal d’informations industrielles, financières & agricoles du monde entier, 19 novembre 1953, supplément au n°421 :

La France a entrepris, dans les territoires, pays et départements d’outre-mer, et avec leur concours, une œuvre d’éducation qui prévoit une scolarisation totale de la jeunesse. A l’heure actuelle, cette scolarisation n’est pas achevée, mais les difficultés déjà surmontées autorisent à dire que l’on se trouve sur la bonne route. Or ces difficultés étaient et demeurent nombreuses : l’éloignement des territoires, le nomadisme, la diversité des races, des religions, des coutumes, les préjugés des parents, la méconnaissance par les populations indigènes de l’intérêt que présente l’éducation. Sur ce point les exemples foisonnent. Ainsi, au Maroc et en Tunisie, des parents n’ont au début consenti à envoyer leurs enfants à l’école que parce qu’une cantine offrait les repas gratuit. En Afrique Noire, en pays bamileke, purement agricole, où les enfants, dès leurs plus jeune âge, aident leur famille aux travaux des champs, c’est l’idée que ces enfants recevaient à l’école des notions d’agriculture qui a incité les parents à les y envoyer.

Il y eut bien d’autres difficultés encore : le recrutement d’un personnel enseignant adapté aux besoins des territoires ; la construction des établissements scolaires allant de l’école primaire de la brousse à l’Institut des Hautes études de Dakar. Tout cela a nécessité beaucoup de patience, de grandes facultés d’adaptation et aussi des capitaux importants qui ont été fournis soit par la métropole, soit par les territoires, départements ou pays d’outre-mer.

Quel est le bilan de l’œuvre accomplie ?

Ce qui a déjà été fait

Si l’on examine le bilan statistique de l’effort accompli par la France outrer-mer [1] dans le domaine de l’enseignement, on constate que près de 2 millions d’élèves bénéficient de l’instruction : environ 1 600 000 suivent l’enseignement primaire, 64 000 l’enseignement secondaire, 54 000 l’enseignement technique. L’enseignement public en absorbe environ les ¾ pour l’enseignement primaire et l’enseignement technique et les 4/5 pour l’enseignement secondaire. Le reste est du ressort de l’enseignement privé qui, grâce à l’effort des missions catholiques et protestantes, a obtenu des résultats très remarquables et numériquement importants.

L’évolution a varié selon les territoires et les régions. Quel était l’effectif scolaire au Maroc en 1919 ? 3728 élèves. En 1938, on enregistrait déjà une augmentation de 700%. L’effort s’est poursuivi et, de 98 000 élèves en 1944, les effectifs scolaires ont atteint 1777 442 en 1952. En Tunisie, les 1000 élèves musulmans de 1883 sont devenus 11 656 en 1914, et 44 327 en 1942. L’évolution fut encore accélérée par la guerre, et en dix ans, l’effectif scolaire, y compris Européens et Israélites, est passé de 100 000 en 1942 à 191 878 en 1952. En Afrique Équatoriale Française, pour une population totale de 4 337 000 habitants et une population scolarisable de 656 550 élèves (soit 15%) les effectifs scolaires sont de 129 730 élèves à la fin de 1953 (soit 19,7% de la population scolarisable). Or, en 1925, ces derniers n’étaient que de 2056 élèves. On en comptait 18 506 en 1938. Ensuite, en six ans, le nombre des élèves a triplé, passant de 34 150 élèves en 1946 à 114 632 en 1952. La scolarisation a fait un bond appréciable de 5,35% à 17,35%. A Madagascar, dès 1925, 158 456 élèves bénéficiaient de l’enseignement ; leur nombre passait de 190 360 en 1938 à 273 812 en 1953. La scolarisation est une des plus fortes des territoires d’outre-mer avec 42,71% de moyenne pour l’Ile (67% dans la province de Tananarive).

Les effectifs scolaires et le degré de scolarisation ne sont qu’un des critères de l’enseignement français outre-mer.

Primauté de l’enseignement primaire

Un fait est commun à tous les territoires : c’est la primauté de l’enseignement primaire auquel se cantonne encore dans beaucoup de territoires l’enseignement dispensé par la métropole. C’est ainsi que le Cameroun a un effectif du premier degré qui représente 98,5% des effectifs globaux ; il est suivi de près par la province de Tananarive (97,8%), celle de Majunga (97,4%), le Niger (97,3%), l’Oubangui-Chari et la province de Tamatave (97,2%).

Mais, pour juger, il faut toujours se reporter au point de départ. A titre d’exemple, l’Afrique noire, ensemble de tribus et de races multiples et diverses, où l’on parle plus de deux cents langues différentes, était un monde de cantons, de villages, sans routes, sans outils, où l’on vivait sur soi avec ses traditions, ses coutumes, son langage, loin du monde moderne, de ses machines, de ses usines. C’était un monde d’ignorance où l’analphabétisme était de règle.

Dans les territoires et départements d’outre-mer, l’enseignement primaire, qui vise à l’instruction de la masse de la population, est essentiellement un enseignement français, donné en français, dans des conditions et suivant des programmes analogues aux programmes métropolitains. Pour l’Afrique du Nord, le problème se pose différemment. Les musulmans, mêlant étroitement vie sociale et vie religieuse, conçoivent difficilement un tel enseignement. La France y a créé un système plus complexe de scolarisation, avec des modalités différentes tenant au régime juridique. On distingue : l’école franco-musulmane où l’enseignement est donné en français et en arabe ; les msids (où écoles coraniques) où l’enseignement est donné en arabe. Au Maroc, les msids rénovés enseignent le français comme langue vivante, le reste l’étant en arabe, et les écoles israélites enseignent les éléments du Talmud. En Algérie, le décret du 5 mars 1949 a fusionné l’enseignement primaire français et l’enseignement franco-musulman (quelques aménagements sont prévus en faveur de l’arabe). Enfin, signalons les écoles foraines du Maroc, où des bénévoles se sont donné pour tâche d’apprendre à lire, à écrire et à compter à des enfants qui, malgré les efforts des pouvoirs publics, n’ont pu trouver de place dans les écoles ordinaires, étant dans le bled.

L’étude du milieu doit guider et orienter tout l’enseignement primaire. Cette nécessité, reconnue depuis longtemps par nos éducateurs d’outre-mer, a conduit à l’une des innovations et à l’une des réalisations les plus intéressantes de notre enseignement français actuel qui a développé l’école active et les classes nouvelles. Les programmes d’histoire, de géographie et de sciences naturelles sont, pour les élèves l’occasion d’étudier la vie de leur pays, qu’ils habitent le Togo, l’Algérie, les établissements de l’Inde, l’AOF ou l’AEF.

L’intégration de la culture africaine dans l’enseignement secondaire et supérieur

Les effectifs de l’enseignement secondaire s’élèvent à 64 000 dont 50 000 pour l’enseignement public et 14 000 pour l’enseignement privé.

La question de l’enseignement secondaire, enseignement de culture et de formation des cadres, se pose autrement que celle de l’enseignement primaire.

On n’a jamais mis en cause l’équivalence des diplômes locaux et métropolitains. Le niveau doit être égal au niveau métropolitain. Le Lycée de Dakar, le Lycée Gouraud, de Rabat, sont semblables aux lycées français de Châteauroux, ou de Bar-Le-Duc. On y fait les mêmes versions latines. Ony Thucydide, Virgile, le Cid et le Misanthrope.

Le problème délicat est celui de l’intégration des cultures africaines et surtout de la culture musulmane dans l’enseignement secondaire. Il y a en Afrique du Nord des Médinas et des collèges musulmans. Mais une part doit être faite à la culture et à la civilisation arabes dans notre enseignement secondaire. Elle est dès à présent considérable. Il y a des agrégés d’arabe et l’enseignement de l’histoire et de la géographie de l’Afrique du Nord doit être assuré. Il est envisagé de créer un baccalauréat franco-musulman.

En 1951, les territoires d’outre-mer ont eu 368 bacheliers pour la première partie et 214 pour la seconde partie. La Tunisie a compété 1109 bacheliers pour ses 2900 candidats. L’Algérie a eu 2967 candidats pour la première partie et 1846 pour la seconde partie et 1245 et 1140 bacheliers.

L’enseignement supérieur est en plein développement. On compte une dizaine de milliers d’étudiants qui suivent cet enseignement, soit dans leur pays, territoire ou département d’origine, soit dans la métropole, où des boursiers sont envoyés pour y poursuivre leurs études. Quand l’outre-mer ne possède pas les établissements nécessaires, les élèves sont envoyés comme boursiers dans la métropole dès leurs études secondaires. On en compte 1640 pour les territoires d’outre-mer, qui se répartissent ainsi : 549 pour l’enseignement secondaire, 519 pour l’enseignement technique, 18 pour les grandes écoles, 42 pour la préparation aux grandes écoles. 76 se préparent à devenir ingénieurs, 15 vétérinaires, 8 agriculteurs, les autres étant dans les facultés.

Des territoires d’outre-mer, Madagascar et l’AOF sont seuls jusqu’ici à bénéficier d’un enseignement supérieur avec l’Institut des Hautes de Dakar qui comprend une école de sciences, une école de droit, une école de médecine (qui sera habilitée pour délivrer le diplôme de docteur en médecine, comme cela se passe dans les facultés de la métropole). Il est rattaché aux universités de Bordeaux et de Paris. Un institut semblable, qui sera rattaché à l’Université d’Aix-Marseille, fonctionnera à Tananarive où des cours de droit et de sciences sont déjà professés.

L’enseignement supérieur au Maroc est donné à l’Institut des Hautes Études Marocaines (qui, tout en poursuivant des recherches scientifiques, prépare à la licence et à l’agrégation d’arabe), au Centre d’études juridiques et à l’institut scientifique chérifien. On peut y ajouter, depuis 1950, l’école marocaine d’administration destinée à fournir des cadres autochtones de valeur à l’administration.

En Tunisie, l’enseignement supérieur est dispensé par l’Institut des Hautes Études de Tunis qui, se divise en quatre sections : section des études juridiques, section des études scientifiques, section des études philosophiques et linguistiques, section des études historiques et sociologiques.

Alger possède une université qui centralise les activités classiques des facultés françaises : Lettres, Droit, Sciences, Médecine, Pharmacie. La faculté des Lettres possède une chaire de berbère ; une chaire de droit musulman et une chaire de législation algérienne ont été créées à la faculté de droit. Un institut des études islamiques et un institut des sciences politiques dépendent de ces deux facultés.

L’enseignement technique pépinière de travailleurs qualifiés et de cadres.

L’enseignement technique outre-mer (public et privé) s’adresse à une soixantaine de milliers d’élèves. Un développement de cet enseignement apparaît indispensable :

« On a songé très tôt à une valorisation de l’homme d’outre-mer par une instruction technique et pratique qui lui donne une capacité de travail efficace, de production améliorée, de consommation accrue »… En effet, l’économie de ces pays outre-mer est une « économie de pays sous-développés ». Ces peuples de paysans et d’artisans, qui travaillent à la main, souvent sans animaux, sans machines, sans marchés, ont à réaliser leur révolution agraire, leur évolution vers la production et le travail pour le marché, pour l’élévation de leur niveau de vie »… « C’est à cette situation économique et à cet état psychologique qu’ont dû s’adapter les institutions d’enseignement professionnel… On leur trouve des traits communs. D’abord c’est un effort pour donner à l’enseignement primaire un complément pratique, manuel pour les garçons, ménager et sanitaire pour les filles. Dans le cadre de l’économie indigène, c’est aussi par l’enseignement que l’on cherche à maintenir et à rénover les techniques de l’artisanat, surtout quand elles ont une valeur artistique ou de qualité qui leur permettra de résister à l’invasion des produits fabriqués ; ainsi, se créent les écoles d’arts, de métiers d’art appliqué, ou d’artisans », au Soudan ou en Afrique du Nord.

A côté de l’enseignement technique, il existe la formation professionnelle accélérée, qui dépend du ministère du travail. La formation professionnelle accélérée a pour but d’apprendre rapidement – en 6 ou 9 mois suivant les sections – un métier. Il est inutile de souligner l’intérêt que présente la formation professionnelle accélérée qui, par ailleurs, ne prétend pas faire œuvre d’éducation.

[…]

Le bilan des efforts financiers dans le domaine de l’enseignement outre-mer est nettement positif. Il est d’autant plus méritoire que la France a dû chercher et trouver les solutions à un certain nombre de problèmes délicats que nous allons étudier maintenant.

Comment développer l’œuvre éducative

Ces problèmes ne sont pas propres à la France. Ce sont ceux auquel on se heurte dans tous les pays sous-développés.

L’un de ces problèmes est celui de la langue qui doit servir de véhicule à l’enseignement. Sans vouloir entrer dans la querelle qui oppose les partisans de l’enseignement en français aux tenants des langues vernaculaires, on peut observer que, dans bien des cas la langue française l’emporte par nécessité. Ainsi en est-il en Afrique noire, par exemple, où l’on parle un trop grand nombre de langues. Les autochtones eux-mêmes demandent un enseignement en français qui seul leur permet de briser le cloisonnement qui enserre les civilisations africaines traditionnelles. Nous avons souligné le respect manifesté par la métropole des langues très parlées comme l’arabe en Afrique du Nord. On ne peut nier que le petit noir ait plus de difficultés à apprendre le français qu’un petit métropolitain, car il ne l’entend pas parler chez lui, en dehors de l’école.

La formation du personnel enseignant

Le problème de l’adaptation est l’un des plus délicats à résoudre en vue du développement de l’éducation outre-mer : il faut que les maîtres s’adaptent au milieu dans lequel ils vivent et aux êtres qu’ils ont la charge de promouvoir, que l’enseignement soit adapté à l’intelligence des élèves et aussi aux impératifs économiques et sociaux. Il faut former des cadres destinés à fournir d’autres cadres susceptibles d’entrainer la population dans cette œuvre d’évolution. Cela suppose une éducation de cette population. Au-delà des effectifs scolaires, il faut atteindre tous ceux qui n’ont pas encore été touchés.

Le personnel enseignant comprend plus de 40 000 personnes.

Le rôle d’éducation qui lui incombe est ceux qui nécessitent une vocation, particulièrement pour servir outre-mer. Il faut rendre hommage aux maitres et aux professeurs pour leur dévouement, leur compétence pédagogique, dans le cadre des programmes d’ensemble que leur tracent les services de direction et d’inspection.

Le problème du personnel, du fait de l’importance des effectifs scolaires, dans l’enseignement primaire, se pose de façon aigue. Le personnel enseignant est métropolitain et autochtone.

Le personnel enseignant métropolitain coûte forcément assez cher aux budgets. Qu’un instituteur quitte son pays natal pour aller dans un climat tropical, par exemple, justifie des suppléments de solde pour couvrir des risques particuliers. Il ne faudrait pas conclure que le personnel métropolitain refuse de quitter la métropole. L’Afrique du Nord, en particulier, rencontre moins de difficultés pour le recrutement de son personnel. Les instituteurs sont très appréciés pour leur valeur pédagogique. C’est à eux que revient le soin de former les maîtres autochtones, de faire les tournées d’inspection. Pour les autres pays et territoires, le problème est toujours délicat à résoudre.

Le personnel autochtone n’est pas d’un recrutement aisé : l’administration est parfois une concurrente dangereuse. Le nombre de ceux qui ont la possibilité d’être formés est réduit en comparaison des immenses besoins. Aussi l’effort de ces dernières années s’est-il porté vers la formation des maîtres autochtones. Il est normal et souhaitable que cette relève se fasse.

On rencontre actuellement trois sortes de maitres en Afrique noire : les instituteurs diplômés, les instituteurs adjoints, recrutés au niveau du brevet élémentaire et à qui l’on fait faire une année de pédagogie, les moniteurs, recrutés au niveau du certificat d’études et à qui l’on fait faire une année de pédagogie (ce recrutement est en voie de disparition).

Quoique l’œuvre de scolarisation entreprise nécessite un personnel enseignant très nombreux, les pouvoirs responsables préfèrent former un personnel de qualité qui puisse avoir une influence sur les élèves et contribuer à hausser le niveau intellectuel de la population.

Nous revenons ici à la discussion du « quantitatif » et du « qualitatif ». Doit-on former des moniteurs ou des instituteurs ? Si ce sont des moniteurs, le nombre de cours préparatoires – et par là des élèves – croitra au détriment des cours élémentaires et moyens. Si, au contraire, on recherche la qualité, il y aura moins d’instituteurs et d’élèves. Mais, dans ce cas, l’enfant, mieux formé, aura à son tour une influence plus profonde sur son milieu de vie. La seconde formule paraît préférable.

Une tentative intéressante a été faite ces dernières années au stage de Saint-Cloud, où se retrouvent les métropolitains qui vont partir vers l’outre-mer et des autochtones qui viennent se perfectionner. C’est un moyen de mettre au courant des problèmes de l’outre-mer les métropolitains et de faire découvrir la métropole aux autochtones, car en dehors, du stage principal où ils suivent un cycle de conférence, ces derniers sont invités à effectuer des stages dans les Écoles Normales de la région parisienne. Ils font ensuite un voyage de trois semaines en France.

Le recrutement du corps enseignant secondaire se heurte aux difficultés habituelles auxquelles s’ajoute celle que connait aussi la métropole : trouver un assez grand nombre de professeur de sciences. Les populations d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire étant jusqu’ici moins tournées vers les sciences exactes, on ne peut guère compter que sur les professeurs de la métropole.

La tâche des professeurs du secondaire est particulièrement délicate car elle consiste à faire l’éducation des futures élites : or, il ne faut pas simplement faire des autochtones des possesseurs de parchemins, mais former des cadres qui devront être capables de coopérer avec la métropole en vue d’un développement harmonieux de leur pays natal.

Le recrutement des éducateurs pour l’enseignement technique

Comme dans la métropole, le recrutement des éducateurs s’avère très délicat. Les professeurs techniques adjoints sont des ouvriers spécialisés, des techniciens qui, dans la période de crise économique, entrent dans l’enseignement et le quittent lorsque le secteur privé leur offre des appointements plus élevés.

Or, cet enseignement revêt une importance particulière : il s’agit de créer des techniciens. Il faut ouvrir des sections en prenant toutes les garanties pour le placement de ces techniciens. Et s’il y a erreur dans le choix de ces métiers, qu’adviendra-t-il de ces jeunes gens ? Le décalage qui existe entre le moment où les élèves sont formés entraine quelques mécomptes car telle branche qui manquait de personnel à l’ouverture, en refuse à la fin. Ces variations de la conjoncture économique, que l’on ressent en France, deviennent plus graves dans les territoires d’outre-mer : ceux qui ne trouvent pas de situation risquent de s’aigrir et une propagande politique peut les inciter à agir contre la métropole.

A l’enseignement technique échoit une tâche à la fois délicate et capitale pour le développement des pays, territoires et départements d’outre-mer où fleurissent des civilisations agricoles qu’il faut laisser se développer sans dévier. Il incombe donc à l’enseignement technique de former des agriculteurs modernes, susceptibles d’accroitre le rendement, donc la production et, par là même, la consommation.

Il s’agit pour l’enseignement technique, surtout en Afrique noire, de faire disparaitre un préjugé qui est néfaste. Trop souvent le mépris du travail manuel a engendré une véritable « passion » pour le diplôme qui permet d’entrer dans l’administration, qui représente un pôle d’attraction très fort. Aussi l’enseignement technique – qui a pour tâche de revaloriser le travail manuel – souffre lui-même de cet état de fait.  De nombreux autochtones, sortis des grandes écoles métropolitaines, ont réussi dans leur branche, et y font carrière.

L’enseignement technique est en étroite relation avec le développement économique qu’il prépare et devance. Nous ne saurions trop insister sur ce point. Dans les pays de civilisation agricole, où la terre est à la fois la richesse et le milieu du paysan, l’enseignement doit être surtout un enseignement rural, non pas seulement pour faire des techniciens de l’agriculture, des agents de maitrise de la vie rurale, mais aussi pour former des paysans instruits qui, avec leur famille, pourront améliorer leur niveau de vie, leur habitat, leur terre et leurs récoltes. Des centres d’enseignement rural, prenant le relais à l’enseignement de l’école primaire, sont une nécessité pour l’Afrique entière.

L’éducation féminine

L’éducation outre-mer ne peut se concevoir sans l’évolution des femmes, ce qui suppose leur scolarisation. La femme est, en effet, celle qui transmet les traditions et donne l’éducation aux enfants. La scolarisation des filles se heurte à de nombreuses difficultés dues à des préjugés plus ou moins forts et au fait que la femme est souvent considérée uniquement en fonction de services qu’elle rend par son industrie domestique (cuisine, couture, travail aux champs). A cela s’ajoutent certains obstacles provenant de pratiques religieuses, particulièrement en ce qui concerne les musulmans.

L’un des obstacles imprévisibles à la scolarisation, plus ou moins poussée, fut la conduite de quelques évoluées qui, une fois mariées, refusaient de se livrer aux soins du ménage et d’avoir des enfants, et faisaient une contre-propagande à l’enseignement. On objectait aussi que l’enseignement était donné à des filles par des instituteurs.

On ne saurait trop souligner le rôle et la valeur de l’éducation des femmes. C’est d’une sorte de révolution qu’il s’agit étant donnée la condition de la femme jusqu’à présent dans les sociétés africaines. Il faut, et on peut, par l’éducation des femmes, former des cadres d’éducatrices qui permettent de transformer le pays et d’enrichir la vie dans le cadre du village.

Un grand effort a été fait et les résultats sont encourageants : c’est ainsi que l’on a enregistré en six ans (de 1946 à 1952) des augmentations considérables. L’AOF scolarisait 20 093 filles en 1946, 41 757, soit le double, en 1952. Les effectifs féminins de l’AEF passaient, pour la même période, de 3088 à 17498 : ils avaient quintuplé. Le pourcentage de l’effectif des filles par rapport à l’effectif scolaire total a crû un peu moins : il est de 50% environ en Océanie et à Saint-Pierre et Miquelon contre 20% au Togo ou 38,5% à Madagascar.

On a beaucoup discuté pour savoir s’il était préférable de donner aux filles un enseignement de niveau inférieur à celui des garçons. En Tunisie, on en fit l’essai, mais il a été abandonné. Il est inutile de diminuer la valeur de l’enseignement féminin.

Le point crucial de l’enseignement féminin est l’enseignement ménager. Le mépris du travail manuel rend parfois la tâche délicate. Toutefois, on utilise le goût pour les diplômes en sanctionnant par des examens cet enseignement : il en est revalorisé. Bien compris, l’enseignement ménager est une excellente occasion de permettre l’évolution des populations : il ne s’agit pas d’apprendre à fillettes noires vivant au fond de la brousse la tenue d’une maison à l’européenne, mais de leur donner des notions d’hygiène, de puériculture jointes à une formation pratique de cuisine et de couture.

L’un des handicaps de l’enseignement ménager en Afrique noire fut le fait que les fillettes les moins douées allaient dans les sections d’enseignement ménager quand il n’était guère possible de leur faire passer le certificat d’études, et encore moins de leur voir poursuivre leurs études. Une réforme destinée à redonner leur pleine valeur à ces sections est actuellement à l’étude.

L’éducation de base

Les pouvoirs intéressés d’Afrique du Nord se sont préoccupés de ceux à qui leur âge ne permet plus de fréquenter l’école et de nombreux cours pour adultes ont été créés. Ainsi donc la valeur de l’enseignement est apparue à un certain nombre de Marocains, Tunisiens, Algériens, qui, non contents, d’envoyer leurs enfants à l’école, vont eux-mêmes s’instruire avec ardeur.

Qu’est l’éducation de base proprement dite ? C’est d’abord l’éducation essentielle, nécessaire à tous, aux femmes et aux hommes, aux jeunes et aux adultes. C’est aussi une éducation qui s’adresse non seulement à l’activité intellectuelle et morale de l’individu mais aussi à son activité économique et sociale et où le folklore, les métiers d’art sont conservés comme des éléments de la vie dans le milieu africain qui garde ses traditions.

Le but de l’éducation de base est l’adaptation des individus à leur milieu et l’amélioration de leurs conditions de vie.

Quelques expériences d’éducation de base ont été faites sur le plan de la région ou du cercle. L’objection faite parfois à l’éducation de base est la disproportion entre l’entreprise, de portée strictement locale, et la concentration sur ce petit groupe d’un personnel et d’un outillage importants : matériel audio-visuel, spécialistes.

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Ce rapide exposé de l’ensemble de l’action poursuivie par la France dans ce domaine de l’enseignement outre-mer montre quel effort prodigieux a été réalisé depuis le début du siècle. C’est cet effort qui permet aujourd’hui à la France, sans aucun besoin de propagande, d’exposer l’œuvre de nos éducateurs outre-mer. Si l’on se reporte à ce qu’étaient ces pays et territoires à l’aube du siècle, si l’on compare les résultats de l’œuvre entreprise avec ceux obtenus par d’immenses pays livrés aux mêmes difficultés, et si l’on mesure ce que la France a fait pour la formation d’élites et de cadres et l’instruction de masses de plus en plus considérables, les plus sévères observateurs sont obligés de reconnaitre la réalité de l’œuvre accomplie.

S’il est adressé parfois un reproche à la France, c’est au contraire d’avoir forcé la nature, d’avoir précipité une évolution intellectuelle qui pourrait se détacher du progrès matériel, social et collectif, lequel se déroule beaucoup plus lentement. C’est cependant un titre de gloire de nos éducateurs, qui se sont trouvés devant les épineux problèmes de langues, de religions et de coutumes, d’avoir su s’adapter et donner aux différents stades l’enseignement approprié dans le respect de ces civilisations et de ces religions.

Outre-mer comme ailleurs, l’enseignement n’est qu’une des formes de l’évolution d’une civilisation. Particulièrement en Afrique, l’effort qui doit être continué et développé par la France en étroite coopération avec les civilisations locales doit compter avec la variété et la diversité qui sont les caractères permanents et spécifiques de ce continent. L’action de la France a tenu compte également de cet autre facteur dominant qu’est, en Afrique plus qu’ailleurs, la notion de temps. Enfin, il convient de ne jamais oublier que le développement de l’enseignement, s’il conditionne l’évolution du pays et des territoires, est lui-même conditionné par cette évolution et ne peut donc la dépasser. C’est dans le cadre de ces réalités géographiques et humaines et du respect des individus et des civilisations que peut et doit pleinement progresser une des actions les plus passionnantes que mène la France outre-mer.

[1] Nous n’aborderons pas ici l’Indochine qui a déjà fait l’objet d’études antérieures. Cf. notamment l’Économie du 12 novembre 1953.