Notice

Comment prendre en compte le système éducatif existant pour mieux mettre en place l’école française ?

Cette note de 1952 vise à donner ces éléments d’appréciations afin que l’enseignement local soit adapté à la fois aux besoins français et aux populations locales.

Elle est conservée aux Archives Nationales d’Outre-Mer à la cote GG AEF 5D 269.

Note du 31 mai 1952 de l’inspecteur de l’enseignement primaire en Mauritanie sur l’enseignement franco-arabe en Mauritanie, GG AEF 5D 269

Dès son origine, l’enseignement officiel a pris, en pays maure, un caractère particulier en raison de l’existence séculaire d’un enseignement maraboutique ayant de très fortes traditions et touchant l’ensemble de la population. Les autorités françaises ont reconnu l’intérêt de cet enseignement traditionnel et les textes organisant les institutions scolaires du 1er degré en AOF lui ont réservé une place à côté de l’enseignement français.

Cependant l’enseignement maraboutique tel qu’il est assuré dans les écoles officielles, a donné lieu depuis quelque temps à des doléances, à des critiques et à des suggestions qui conduisent à penser qu’il ne répondrait plus exactement aux aspirations des parents d’élèves.

Quelles sont ces aspirations ? Elles sont pour le moment très confuses, même semble-t-il, dans l’esprit de personnalités maures qualifiées. Il devient nécessaire de les exprimer avec précision afin de permettre au chef du territoire de prendre des mesures qui leur seraient favorables dans le cas où ces aspirations pourraient être satisfaites dans le cadre de l’École primaire officielle.

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Réunis en présence de M. Le Gouverneur, le 23 mai, M. l’inspecteur d’académie et M. l’inspecteur primaire à qui s’était joint M. SALL Amadou Clédor, Président de la commission des affaires sociales de l’assemblée territoriale, ont abordé l’examen de cette question et, après échange de vues, ont convenu qu’il était tout d’abord nécessaire d’obtenir des informations sur les points suivants :

  • En quoi consiste l’enseignement traditionnel ?
  • Quelles sont les populations intéressées par cet enseignement ?
  • Comment cet enseignement est-il donné à l’école officielle ?

I – Nature de l’enseignement traditionnel en Mauritanie –

On distingue deux degrés :

  • Un enseignement de base, essentiellement confessionnel, donné à partir de 5 ou 6 ans à tout enfant appartenant à une famille musulmans. Il comprend :

l’étude de l’alphabet arabe qui doit permettre la lecture du coran ;

l’étude par cœur des versets du coran, sans explication ni commentaire.

Cette formation de base est acquise vers 12 à 15 ans. Chez les Noirs et dans les tribus guerrières les études ne sont pas poussées plus loin, sauf exceptions rares.

  • Un enseignement du second degré donné dans les tribus maraboutiques, aux enfants de certaines familles qui abordent (à partir de 12 à 15 ans) l’étude de langue et de la littérature arabes et l’étude des ouvrages de théologie et de droit musulman.

Ces études sont poussées plus ou moins loin. La plupart des étudiants se contentent de rechercher la teinte de culture arabe que l’on doit posséder quand on appartient à la bonne société. Une minorité se consacre à des études plus longues et plus complètes ; il s’en dégagera les marabouts, les cadis, les lettrés…

Afin d’éviter toute confusion il serait commode de réserver l’expression « enseignement coranique » au 1er degré, et de désigner par « enseignement de l’arabe » celui du second degré, étant entendu qu’il s’agit de l’arabe considéré comme langue liturgique et littéraire étudiée à travers des ouvrages classiques se rapportant à la littérature, à la théologie et au droit musulman.

II – Populations intéressées par cet enseignement –

Le premier degré concerne toutes les populations islamisées puisqu’il donne l’instruction religieuse de base que doit posséder tout musulman.

Le second degré ne présente de valeur que pour les populations parlant un dialecte issu de l’arabe. C’est le cas des maures dont la langue est le « hassanis » et qui, en outre, sont imprégnés de culture classique arabe.

Les populations noires de la vallée du fleuve ont des langues tout à fait étrangères à l’arabe. En outre elles se rattachent à une culture foncièrement différente de la culture arabe et, malgré leur islamisation, d’ailleurs relativement récente, leurs coutumes ont conservé presqu’intégralement les caractères propres qu’elles possédaient avant l’adhésion à l’Islam. Leur cas est exactement celui de tous les peuples noirs islamisés et sédentaires et doit être traité comme dans les autres territoires.

III – École officielle et de l’enseignement traditionnel en pays maure –

Les premières écoles officielles créées en pays maure furent celles de Boutilimit, d’Atar et de Kiffa. Elles portaient le nom de Médersah et leur statut particulier fut défini comme suit par l’arrêté n°635 du 5 octobre 1940 :

  • Leur but était à la fois de « servir au maintien de la culture arabe classique » et de former un personnel de commandement et une élite d’indigènes instruits à notre contact » (Art 2)
  • Leur recrutement était aristocratique, seuls étant admis comme élèves les fils de chefs et de notables maures (Art 3)
  • L’enseignement arabe donné était du second degré : l’âge de recrutement allait de 10 à 17 ans et les candidats devaient « justifier d’une bonne instruction coranique » (art 3)

Les programmes (art 4) portaient sur l’étude de l’arabe littéraire, du droit coranique et de la religion (tradition du prophète, exégèse coranique, théologie).

  • L’enseignement du Français, obligatoire à Boutilimit, était facultatif dans les autres médersahs.

Le recrutement tardif et le peu d’importance donné à l’enseignement du français expliquent sans doute que les services techniques comptent actuellement si peu de fonctionnaires maures (pas de médecin, ni de pharmacien, ni de vétérinaire, ni seul instituteur, très peu d’ « agents spéciaux »).

Après 1940, une évolution rapide se produit dans les esprits et dans les institutions : des écoles dites « de village » à recrutement démocratique, sont créées, l’enseignement du français et des disciplines modernes prend dans les Médershas une place croissante et finalement en 1947 (Arrêté n°1184 du 6 novembre), les écoles reçoivent un régime commun : le recrutement touche l’ensemble de la population et non plus une classe privilégiée, les programmes sont obligatoirement ceux des écoles primaires de la Fédération, l’enseignement du Coran et de l’arabe est facultatif et donné sur la demande des parents afin de faciliter la fréquentation des élèves, en particulier de ceux qui appartiennent à des familles nomades.

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Ce qui précède est le simple énoncé de faits faciles à constater, mais il fallait que cette constatation fût faite.

Pour expliquer la malaise qui se manifeste auteur de l’école à propos de l’enseignement traditionnel, on peut avancer les hypothèses suivantes :

1 –La qualité des moniteurs chargés de cet enseignement est médiocre. Ils ont été engagés bien souvent sur simple recommandation et pour des raisons où n’intervenaient guère l’étendue de leurs connaissances ni l’habilité de leur savoir-faire.

En outre le marabout « fonctionnaire » manque de zèle, n’étant plus aiguillonné par la concurrence et par la nécessité de s’assurer un recrutement d’élèves grâce à sa réputation de lettré et de bon professeur.

2 – Les programmes sont beaucoup trop ambitieux et ne correspondent pas aux possibilités d’assimilation des élèves. On a adopté les programmes des sciences médershas sans tenir compte du fait que les élèves de ces élèves de ces établissements étaient recrutés entre 10 à 17 ans et qu’ils devaient posséder, lors de leur admission, « une bonne instruction coranique ».

Les programmes consistent en effet en l’étude des ouvrages suivants, œuvres de lettrés et de poètes :

EL AJRAOUMYA : Grammaire de l’arabe (1ère à 3ème année de scolarité)

EL KHIRA ERRACHIDA : Recueil de textes historiques et géographiques, de contes, de poésies, livre moderne composé en Egypte (2ème à 4ème année)

OULD MALIK LELFIYA : Grammaire exposée en mille vers (4ème et 5ème année)

BAT SOUAD : Ouvrage en vers composé par KAB BEN ZOHAIR, contemporain de Mohamed (3ème et 4ème année)

MOLLAQA de LEBIB : Poème d’un contemporain de MOHAMED, qui raconte sa vie et le passé de sa tribu (5ème année).

MOLLAQA de ZOHFIR : Poème ante-islamique, sur le rôle du poète, la sagesse … etc (5ème et 6ème année).

MOLLAQA de TARAFA : ELABD : cet auteur, également anté-islamique que chante sa vie et ses amours (5ème et 6ème année).

La morphologie de l’arabe figurant dans le Moundjid ouvrage moderne et savant valable pour les lettrés et arabisants (6ème année).

Ces programmes sont donc en réalité du niveau du second degré et même de l’enseignement supérieur. Nos candidats au Certificat d’études primaires doivent les parcourir en même temps qu’ils acquièrent la pratique d’une langue étrangère, le français, et qu’ils assimilent les connaissances diverses enseignées à l’école primaire. C’est là une monstruosité pédagogique et il est tout à fait normal que les résultats obtenus dans cet enseignement par les moniteurs d’arabe soient à peu près nuls.

3 – Mais le problème n’est pas seulement scolaire. De nombreuses personnalités maures se plaignent de la désaffection croissants que témoignent les jeunes gens à l’égard de la culture classique. La jeunesse, et pas seulement celle qui fréquente nos écoles, est attirée par les possibilités qu’offrent les conditions nouvelles de vie et recherche les avantages matériels que procurent par exemple les activités commerciales.

On ne saurait en rendre l’école responsable ni lui demander de freiner un mouvement que l’on peut déplorer mais dont il faut bien reconnaître l’existence et la force.

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La critique de l’enseignement de l’arabe dans les écoles, amorcée ci-dessus, conduira sans aucun doute à reconsidérer l’organisation de cet enseignement, et à modifier les programmes ainsi que le mode de recrutement des moniteurs.

Cette réorganisation ne devra pas être un retour vers la forme des Médersahs. Elle devra, au contraire s’attacher à ne pas compromettre les résultats attendus de l’enseignement primaire français dont le rôle consiste essentiellement à préparer l’enfant à tenir le mieux possible sa place dans la société quand il sera parvenu à l’âge adulte. L’écolier maure d’aujourd’hui aura dans 10 ou 15 ans, à s’intégrer dans une société qui évolue rapidement et dont les exigences vis-à-vis de ses membres seront, à bien des égards différentes de celles que connaissent les adultes actuellement. Le développement de la production (minière, industrielle, agricole), la multiplication des services sociaux « santé », enseignement, le perfectionnement de l’appareil administratif exigeront dans les années qui viennent la présence en Mauritanie d’un nombre rapidement croissant d’hommes et de femmes ayant reçu une formation moderne, c’est-à-dire pourvus des connaissances et des formes de l’esprit sans lesquelles toute participation aux activités nouvelles serait impossible.

L’enseignement traditionnel, essentiellement spéculatif, garda, toute sa valeur morale et culturelle mérite de conserver le respect et les soins de chacun mais la nécessité s’impose désormais d’un enseignement moderne à valeur pratique dont la base doit être solidement établie dans les écoles primaires. Un équilibre harmonieux devra être trouvé entre ces deux enseignements afin que la société maure, tout en conservant son attachement aux valeurs spirituelles les plus hautes, s’applique à rattraper le retard qu’elle accuse aujourd’hui dans sa préparation l’utilisation des techniques nouvelles.

Continuer à se désintéressé de l’enseignement moderne signifierait, pour elle, le refus de se solidariser du reste du monde et le renoncement à prendre sa part des espérances que suscite actuellement le potentiel de son pays.

La création récente de chaires d’arabe aux Lycées de Saint-Louis et de Dakar donne l’assurance que, loin d’être négligée, la culture arabe est d’ores et déjà abordée par les jeunes gens dans de meilleurs conditions que jadis grâce à l’application des méthodes scientifiques de la pédagogie moderne.